Nouveaux usages, nouvelle pièce :

La Salle à Manger


( Extrait de l'excellent ouvrage de Jacqueline Queneau
sur la Grande Histoire des Arts de la Table )


" Appelée triclinium par les Romains, la salle à manger a disparu des maisons pendant le Moyen Âge. Décorée de riches mosaïques, de peintures à fresque, c'était l'une des pièces les plus importantes de la Rome antique. Trois lits recouverts de coussins et disposés en U y attendaient les invités. On y mangeait couché. Les reliefs du repas, jetés à terre, étaient destinés aux âmes des morts et balayés à la fin du repas. Ces coutumes ont été négligées puis abandonnées.

Jusqu'au XVIIème siècle, on dresse la table sur des tréteaux dans la pièce qui sied au maître de maison. C'est en 1647 que Pierre Le Muet, dans Manière de bien bastir pour toutes sortes de personnes, mentionne pour la première fois, dans le plan qu'il dessine pour le premier étage de l'hôtel Danaux à Paris, une grande pièce à côté de la sommellerie, qu'il appelle "Salle à manger".

Dans les années 1680 - 1690, à Issy-les-Moulineaux, Pierre Bullet, architecte du roi, construit pour le président Talon un château où se trouve l'une des premières salles à manger connues. Il ne reste malheureusement que des vestiges de cette propriété. Mais au château de Champs-sur-Marne subsiste encore une salle à manger de cette époque, parfaitement conservée, que l'on doit également à Pierre Bullet et à son fils, Jean-Baptiste Bullet de Chamblain, lequel termine l'oeuvre de son père en 1706. Cette pièce nouvelle comprend à l'évidence une cheminée, mais aussi des consoles, souvent en marbre, que l'on appelle "buffets" et des fontaines, appelées "lavoirs" qui servent à rafraîchir vin et verres. Les fenêtres, tournées "à l'orient", et les portes, "au couchant", doivent présenter la vue la plus belle du jardin et diffuser une lumière douce.

Certains, tel Louis XV à Versailles, se font aménager deux salles à manger, l'une d'été, dans l'endroit le plus frais, avec un accès direct aux jardins ; l'autre d'hiver dans une pièce plus petite et plus prompte à réchauffer. Les dimensions doivent également être à proportion du nombre d'invités et les murs recouverts de boiseries peintes en blanc, rehaussées d'or et de tableaux et allégories gourmandes. Jacques-Ange Gabriel, lorsqu'il aménage la salle à manger de Louis XV de Choisy puis celle du Petit Trianon entre 1762 et 1769, demande que leurs boiseries soient ornées de fruits, et que quatre grands tableaux évoquant respectivement la chasse, la vendange, la pêche et les moissons animent l'ensemble.

Tables et serviteurs muets

La salle à manger adoptée, il faut ensuite meubler cette nouvelle pièce. Bien qu'apparues à la Renaissance, avec leurs formes massives et sculptées, les tables fixes ne se sont jamais imposées. Il faut attendre les années 1770 pour que la table dite "d'ébénisterie" se substitue peu à peu aux encombrants plateaux et tréteaux qu'il faut ranger après chaque repas. Le plus souvent ronde, plaquée d'acajou et parfois équipée d'allonges amovibles, elle trône en permanence, chose nouvelle, au milieu de la pièce et les sièges sont replacés contre les murs dès le repas terminé.
L'avènement du régent a bouleversé toutes les habitudes de la cour. Le libertinage devient un art de vivre. Et les couples se retrouvent discrètement dans de petites maisons que les messieurs, mais parfois aussi les dames, louent dans les faubourgs de Paris. Là, loin de tout protocole, à l'abri des regards et entourés d'une domesticité rompue à la discrétion, des couples abritent leurs amours.

Dans ces ermitages feutrés, de petits soupers gourmands sont donnés. Depuis ces petits soupers de la Régence, le goût de l'intime a gagné toutes les maisons, et chacun apprécie de se retrouver entre soi. Aussi, lors des repas, d'étonnantes et insolites petites tables, dites "serviteurs muets" ou "tables servantes" sont placées près des messieurs. Ces dessertes permettent de simplifier le service et ainsi d'éloigner la domesticité. Elles renferment dans un petit tiroir quelques couverts, serviettes ou assiettes supplémentaires et les boissons et verres placés dans des rafraîchissoirs. L'un des plus célèbres ébénistes spécialisés dans la construction de ces meubles légers, faciles à déplacer et souvent munis de roulettes, Joseph Gengenbach, dit Canabas, est reçu maître en 1766. Il conçoit notamment des rafraîchissoirs en acajou à quatre pieds galbés, réunis par deux tablettes d'entretoise.

La partie supérieure comporte habituellement un tiroir en ceinture, des compartiments intégrés dans le plateau destinés à recevoir les seaux à rafraîchir, en argent ou en tôle, et une tablette en marbre blanc.

Toujours plus avides d'intimité, certains libertins inventent la "table volante". Par un ingénieux mécanisme de poulies et de ressorts, entre chaque service, à la demande des convives, elle s'enfonce et disparaît dans le sol. Dans la pièce en dessous, les domestiques s'empressent d'en faire disparaître les reliefs, changent les bougies, tandis que les queux déposent les plats et assiettes du service suivant. Une fois apprêtée, la table remonte et le repas peut se poursuivre. "Par ce moyen, les convives sont débarrassés de la présence de la foule des domestiques qui n'apportent que la gêne et la contrainte." Comme les libertins, et pour préserver son intimité lors des soupers de cabinet avec Madame de Pompadour, Louis XV demande à Jacques-Ange Gabriel, vers 1756, de construire dans le parc de Choisy un pavillon à l'écart du château envahi pour la famille royale. Dans cet élégant Petit-Château, l'ingénieur Guérin installe une table volante de forme ronde, prévue pour douze convives, à plateau amovible. Le roi, pour le Petit Trianon, toujours sur les conseils de Gabriel, demandera au mécanicien Loriot d'autres tables volantes, mais celles-ci ne seront jamais réalisées "


Bibliographie

La grande histoire des Arts de la table

Jacqueline Queneau
Aubanel - 2006